la double croisée

un film de jean-charles atzeni

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entretien avec jeancharles atzeni

Comment l'idée de ce film est-elle née ?
Elle vient d'une interrogation sur la démocratisation des outils audiovisuels que sont le caméscope, l’appareil photo, la webcam, le téléphone portable, internet… et sur leur omniprésence dans notre quotidien, comme spectateur ou comme usager. Chaque minute, 35 heures de vidéo sont chargées sur Youtube ! C’est hallucinant ! La plupart du temps, ces outils sont utilisés sans autre fin que celle de conserver la trace d’un événement : film de famille, film de mariage, film de touristes… Et tout cela constitue une masse de potentialités, de velléités, de tentatives, rarement développée faute d’un regard impliqué, d’une démarche investie. Je me suis alors demandé ce qu’on pourrait faire naître de la combinaison de ces matériaux… Comment on pourrait construire du sens en entremêlant des films amateurs ? Ces interrogations sur la forme m’ont mené à l'idée d’un film qui se construit par hasard, qui naît par hasard.

Mais finalement, tu n’as pas utilisé de films amateurs ?
Non. Impossible ! Sans même parler des problèmes techniques qui les rendent inutilisables (son, image, compatibilité…), comment trouver les éléments qui pourraient fonctionner, parmi les centaines de millions de vidéos présentes sur le net ? On dépasse largement l’aiguille perdue dans la botte de foin !… Il fallait donc recréer le hasard. Imaginer des séquences filmées par des personnages très quotidiens et faire semblant d’utiliser des caméscopes « grand public ». Enfin, l'idée des deux caméras est venue d’une réflexion simple : pour qu'il y ait naissance, il faut qu'il y ait rencontre. Deux caméras se croisent, deux personnes se rencontrent et de là nait un film. Mais je ne voulais pas faire un film expérimental dont beaucoup de spectateurs se seraient sentis exclus… Je cherchais un espace pour faire entrer de l'expérimentation dans un spectacle qui reste populaire.

L'idée de la forme du film serait donc venue avant celle du fond ?
Elles sont confondues. La forme est ici, en même temps, le fond de l'affaire. Mon interrogation centrale réside dans l'adéquation des deux. Personnellement, les artistes qui m'interpellent le plus, sont souvent ceux qui font de leur discipline l’objet central de leur œuvre.

Tu peux nous en citer quelques uns ?
En peinture par exemple, Morris Louis et Pierre Bonnard (qu’on prend à tord, selon moi, pour un « décoratif »). En littérature, Proust, Georges Pérec et aujourd’hui Eric Chevillard. Dans ce type de démarche, l’histoire passe après la manière, ou plutôt, la véritable histoire c’est la manière dont elle est traitée. L'histoire au sens de « raconter une belle histoire » devient alors secondaire. En fait, je crois qu’il n’y a pas de mauvais sujet. Ils peuvent être mal traités, ou maltraités (rires), mais mauvais en soi, je ne crois pas. Après, c'est presque une question d’éthique : je pense qu'on doit se méfier du sujet fort, de celui qui contraint le spectateur à l'adhésion, non pas par la qualité propre au travail de l’artiste mais par la gravité ou l'acuité du thème en lui-même : l'œuvre devient incritiquable parce qu'on la confond avec le sujet. C'est le cas pour certains thèmes qui se placent sur le terrain de la morale, de la philosophie, de l'éthique. Je peux apprécier, en tant que spectateur, des œuvres faites dans cet esprit-là, mais dans mon travail, ce n'est pas ça qui me parle.

Comment t'es venue l'idée de parler de rugby féminin ?
Au départ, le rugby féminin, c’était surtout par goût du contre-pied : ça permettait de faire porter au personnage féminin des attributs masculins : une rudesse, des chansons paillardes, des blagues salaces… cette situation m’amusait assez. Ensuite, lorsque j’ai frappé à la porte du Racing Club Paris 15, qui m’a accueilli à bras ouverts, puis soutenu tout au long de cette aventure, j’ai rencontré des joueuses, j’ai pu passer du temps avec elles, et j’ai constaté que, très loin des préjugés ridicules qu’on peut avoir, elles sont très féminines.

Il se dégage un naturel stupéfiant de ton film. Peux-tu nous dire où s'arrête le réel et où commence la fiction ?
Le film est scénarisé, mais j'ai souhaité inverser les postulats habituels. Dans le cinéma, on traque l'erreur, l'accident. Personnellement, je pense que le « petit accident », le « petit défaut » fait surgir un sentiment de réel. Dans « la double croisée », quasiment tout était écrit, mais mon intention de départ était de rebondir sur les situations, les suggestions et les problèmes qui se présenteraient. J'ai aussi essayé de restreindre le nombre des dialogues « impératifs » ; j'en ai gardé quelques-uns, car il existe dans le scénario des carrefours où il faut prendre, par le dialogue ou par le jeu, la bonne direction. C'est autour de ça qu'on articulait la séquence, mais le reste était « ouvert ». Travailler avec de nombreux non-comédiens permet de conserver cet esprit-là. De plus, leur présence amène naturellement les comédiens à épurer leur jeu.

Ce naturel provient également du fait que les images sont censées être captées par les personnages eux-mêmes. Ce choix n'a-t-il pas compliqué ton travail de réalisateur ?
A vouloir faire un film comme s'il s'était fait par hasard, on pourrait imaginer que c'est très simple. Qu'on peut mettre la caméra n'importe où et laisser tourner ! La réalité est toute autre : c’est une gymnastique complexe. Il s'agissait de faire en sorte que l'action se filme « toute seule », comme si c’était involontaire. Il fallait à la fois que ce qui se passe dans l'image soit cohérent et que la manière de filmer soit cohérente avec les tempéraments des personnages eux-mêmes. Je l'ai vécu comme un double niveau de difficulté permanent. Mais je crois effectivement que le naturel qui se dégage du film (puisque c’est une remarque qui revient souvent !) émane à la fois des personnages et de la manière dont ils sont captés. Notre légèreté technique, le fait que nous ayons choisi de travailler avec très peu de matériel et très peu de techniciens, nous a aussi beaucoup aidés dans ce sens. Les lieux, les situations, conservaient des aspects très quotidiens.

Ce film est vraiment très empreint de bonne humeur. Pourtant, il est difficile d'imaginer un tournage sans tensions. As-tu travaillé de façon à les dissiper ?
On rigolait tout le temps ! (rires) Non. On a beaucoup travaillé. Mais on s’est aussi beaucoup amusés. Mais compte tenu du nombre de paramètres techniques et humains en jeu sur un tournage, les moments de tension sont inévitables… Comment j’ai fait pour les dissiper ? Euh… De mon mieux ! (rires)... Plus sérieusement, quand un problème survenait, je crois que j’essayais de dédramatiser au maximum. De toutes façons, je pense qu’il est impossible d’obtenir un film qui génère une impression de bonne humeur si l’ambiance de tournage est détestable. Et je crois que cette bonne ambiance part d’un principe simple : faire une grande confiance aux gens avec qui l’on travaille.

L’équipe dans laquelle joue Lucie donne vraiment envie de se mettre au rugby ! Quel rapport entretiens-tu toi-même avec ce sport ?
Quand j'ai eu une dizaine d’années, ma famille a emménagé dans le sud-ouest de la France. J'ai découvert un coin où le rugby est un socle de la vie quotidienne, quelque chose de très puissant. Je ne comprenais pas trop à l'époque le plaisir que mes camarades trouvaient à ce jeu de massacre. Puis j'y ai joué un peu au collège et au lycée, et j'y ai pris un certain plaisir. Petit à petit, j’ai trouvé ce sport intéressant : dans l'engagement, la créativité, le courage, et esthétiquement aussi. La philosophie qu'il sous-tend a fini de me convaincre.

La philosophie du rugby ? (rires) C’est-à-dire ?
Oui, c’est un sport de philosophes… de philosophes très musclés ! (rires) En fait, la professionnalisation a eu pour effet un nivellement et une homogénéisation des physiques. Mais quand j'étais ado, c'était le seul sport où, dans la cour, on allait chercher le petit gros, au lieu de se foutre de sa gueule. C’est parce qu’il avait ce physique qu’il allait trouver sa place : il ferait un bon première ligne. Et le grand maigre à côté de lui, on en avait besoin pour attraper les balles en touche. On reconnaissait la spécificité de chacun, son caractère unique. Ça renvoie une belle image de la société. Chacun a sa place parce que chacun est valorisé pour ce qu’il est, et les plus costauds sont amenés à lutter pour offrir la balle à plus petit qu'eux... Bon, il faut reconnaître qu’à l’arrivée, on finit quand même par se rentrer dans le lard avec l’équipe adverse, ce qui est une image moins belle de la société ! (rires)

L'actrice principale, Lucie Bernier, illumine le film d'un bout à l'autre. On dirait que le rôle est écrit pour elle.
Ça m'a été d'autant plus facile de conserver la personnalité de Lucie que je l'avais rencontrée alors que le film n'était encore qu'une idée, et que ses qualités de comédienne me paraissaient évidentes. J'ai imaginé une personnalité proche de la sienne. C'est a priori moins flatteur de jouer le personnage de Kader, qui a une personnalité très effacée, mais ça demande un travail de comédien très fouillé, car il s'agit de jouer quelqu'un qui n'est pas vu, quelqu’un qui fuit. Ce n'est pas simple d'être placé face à un personnage très central comme celui de Lucie, qui est là pour illuminer, pour irradier et qui est filmé de manière privilégiée. C'est tout le mérite de Samir d'avoir réussi à endosser dans l'histoire le rôle qui est le mien : celui qui agence les images, qui leur donne du sens. Et il a réussi formidablement à endosser cette position difficile.

Le Dogme t’a-t-il influencé ?
Oui. Au delà du fracas médiatique qui l'a accompagné et de la rigidité de ses préceptes, le Dogme a transmis le message suivant : si on veut bien accepter certaines conditions, on peut faire des films avec très peu de moyens. Au final, pour moi, ses œuvres ont été moins déterminantes que la réflexion qu'il déclenchait sur le support cinématographique. Ce que j’y ai vu, c’est que l'œuvre est riche du sens qu'on y met, pas du matériau qu'on a employé. Ça a l'air bête de souligner ça, mais c'est important à une époque où on passe notre temps à chiffrer les projets, et où la confusion entre « grand film » et « film cher » est entretenue en permanence.

Quels sont tes projets justement ?
Faire beaucoup d’autres films ! Je travaille sur différents projets et notamment à l’écriture d’un deuxième long métrage. Le scénario devrait être finalisé à l’été prochain.

Entretien recueilli par Z. Bellen